Deux chants du Coq

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Pour la seconde fois, un coq chanta…

Petites observations sur Mc 14,66-72

 

Les numéros entre parenthèses renvoient aux notes à la fin du texte.

L’Evangile de Marc sera très largement médité par les petits groupes de l’ « Evangile à la Maison », notamment dans le diocèse de Lausanne-Genève-Fribourg, pendant l’année liturgique qui s’ouvre cet hiver – année Marc, justement. Quelle joie de vivre cette réhabilitation de l’Evangéliste qui, pendant très longtemps pourtant, fut le parent pauvre de la Bonne Nouvelle. Avant les trente dernières années en effet, on considérait Marc comme un « abréviateur de Matthieu (1) » . On sait aujourd’hui qu’au contraire Marc est le premier des quatre Evangiles canoniques à avoir été écrit. C’est donc Matthieu, Luc et Jean qui viennent ensuite. On sait aussi, de façon de plus en plus certaine, le lien étroit qui existait entre Marc et l’Apôtre Pierre (interprète de Pierre ? secrétaire direct ? le rôle exact est discuté mais la proximité ne l’est plus guère (2)).
Primauté historique de Marc et lien avec Pierre, deux éléments qui m’ont intéressé dans l’étude du reniement de Pierre, particulièrement pour ce qu’il a de singulier chez Marc : deux chants du coq.
Déjà dans l’annonce à Pierre de son prochain reniement, Matthieu (Mt 26,34), Luc (Lc 22,34) et Jean (Jn 13,38) relatent des paroles de Jésus qui ne prédisent qu’un seul chant du coq intervenant après les trois reniements de Pierre. Mais chez Marc, Jésus dit à Pierre : « En vérité je te le déclare, toi, aujourd’hui, cette nuit-même, avant que le coq ne chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. (3)»
Et effectivement, le coq va chanter deux fois, quelques versets plus loin, lors de l’épisode du reniement de Pierre dont voici le texte (4):
66 Quant à Pierre, il était en bas dans la cour lorsqu’une des servantes du grand-Prêtre arrive alors,
67 le voit se réchauffer et, l’ayant observé, lui dit :  » Toi aussi tu étais avec le Nazarénien, avec ce Jésus. « 
68 Celui-ci le nia en disant :  » Non seulement je ne connais pas ce que tu dis, mais encore je ne le comprends pas.  » Comme il s’éloignait dehors, en direction du vestibule, un coq chanta.
69 Mais la servante, l’observant toujours, recommença à dire à ceux qui étaient présents :  » Celui-ci est l’un d’entre eux ! « 
70 Il niait de plus belle. Peu après encore, ceux qui se tenaient là lui soutenaient :  » En vérité tu es des leurs, en effet tu es Galiléen. « 
71 Celui-ci commença à jurer et à appeler sur lui la malédiction divine :  » Je ne connais pas cet homme dont vous parlez ! « 
72 Aussitôt, et pour la seconde fois, un coq chanta. Alors Pierre se rappela de la parole que Jésus lui avait dite :  » Avant qu’un coq ne chante deux fois, tu m’auras renié trois fois.  » Et il éclata en sanglots.
Tant que l’on tenait l’hypothèse d’une abréviation de Matthieu par Marc, avec quelques ajouts personnels possibles, on pouvait arguer que le coq n’avait certainement chanté qu’une seule fois et que Marc, pour une raison inconnue, avait ajouté un second chant.
Mais aujourd’hui, il semble bien qu’il faille tenir une historicité radicalement opposée : Marc tient de Pierre le fait qu’un coq a chanté deux fois, et que Jésus l’avait ainsi annoncé. Matthieu, Luc et Jean ont ensuite ôté le second chant du coq dans leurs versions respectives, et lors du reniement, et dans l’annonce de Jésus.
Pris isolément, ce fait peut sembler un détail. Mais inclus dans l’ensemble de l’Evangile de Marc, c’est loin d’être insignifiant.
Car Marc, rappelons-le, est l’Evangile dans lequel les disciples sont un peu « à côté de la plaque » concernant l’identité de Jésus. Certes, Pierre affirme la messianité de Jésus (Mc 8,29), mais seul le rédacteur de l’Evangile, en Mc 1,1, les démons à plusieurs reprises et le centurion romain en Mc 15,39 reconnaissent en lui le « Fils de Dieu ».
Dans son remarquable et récent commentaire de l’Evangile de Marc (5), l’exégète Camille Focant relève la liste des sept dires de Pierre concernant Jésus dans cet Evangile. Seul le premier est positif (Pierre reconnaît la messianité de Jésus en 8,29, nous venons de le rappeler). La suite est une série de reproches ou de dires plus ou moins négatifs : Pierre s’oppose violemment à l’annonce de la Passion (8,32), puis il montre son incompréhension lors de la Transfiguration (9,5), il rappelle à Jésus le détachement dont ses compagnons et lui-même font preuve pour le suivre (10,28), il attire l’attention sur le figuier desséché et montre à nouveau son incompréhension (11,21), puis il proteste énergiquement à l’annonce de la défection des disciples et de son propre reniement (14,29.31). Enfin – et je note au passage que cette dernière entrée de la la liste répond singulièrement à la première – Pierre renie son Maître en 14,68.71.
Pierre semble toujours être, chez Marc, le porte-parole de notre humanité. Celui qui a la réponse la plus humainement plausible – même si elle nous semble puérile, vantarde, honteuse, c’est selon. Pierre est merveilleusement et désespérément humain. Comme chacun de nous. Et le lien entre Pierre et Marc prend alors une tout autre coloration : j’imagine tout à fait Pierre demandant à Marc de ne pas être trop indulgent avec lui dans le récit de son compagnonnage avec le Christ. Et j’imagine tout autant, quelques années plus tard, Matthieu, Luc et Jean adoucir le trait, désireux de ne pas trop accabler le chef de l’Eglise des premiers temps, décédé avant leur rédaction.
L’épisode du reniement relaté par Marc se teinte aussi d’un aspect juridique qu’il est intéressant de relever (6): il y a plusieurs degrés de reniements dans la loi juive. Le moins grave est un reniement en privé – c’est-à-dire devant une personne au maximum. Moins grave également est le reniement évasif, ne portant pas sur une personne, une loi, un article de foi précis ou explicitement formulé. Plus grave sera le reniement devant au moins deux personnes, ainsi que le reniement citant explicitement un nom, Dieu, une loi, etc.
Fort de cet apport, je note la progression manifeste dans les trois reniements de Pierre tels que Marc nous les relate : Pierre renie d’abord de manière évasive (v.68, il dit ne pas comprendre) et devant une seule personne. Le deuxième reniement est toujours évasif, mais cette fois nous savons qu’il se produit devant un auditoire plus vaste (vv.69-70) puisque la servante a pris comme témoins « ceux qui se trouvaient là ». Enfin, le troisième et dernier reniement combine les deux degrés de gravité les plus lourds, car non seulement il se produit en public, mais il cite expressément l’objet du reniement : « Je ne connais pas cet homme dont vous parlez » (v.71). Et comme « cet homme », c’est celui que Pierre a reconnu comme le Messie, il y a là bien plus qu’un reniement : une apostasie.
Or, et c’est là que le deuxième chant du coq prend tout son sens, Pierre a eu un « joker », une occasion de ne pas aller jusqu’au reniement total. Non seulement Jésus l’avait prévenu, mais encore le coq a chanté une première fois, après le premier reniement au verset 68. Comme pour dire « Attention, Pierre… tu viens de renier ton maître. Ce n’était qu’en privé, certes. Mais te voilà prévenu… alors ne va pas plus loin… » Cela rend Pierre d’autant moins excusable et d’autant plus humain et attachant, à mon sens.
Relisons l’épisode chez Matthieu, Luc et Jean. Pierre renie trois fois Jésus, et seulement ensuite le coq chante. L’Apôtre est « excusable » en ce sens qu’il n’a pas vu venir la réalisation de la prédiction de Jésus. Et quand le coq chante, il est trop tard, Pierre n’a plus que les yeux pour pleurer.
Mais chez Marc, Pierre n’a pas cette excuse. Le premier chant du coq l’a prévenu. Et Pierre nous ressemble d’autant plus, là encore. Combien de chants du coq feignons-nous de ne pas entendre dans le quotidien de nos vies ? Combien de fois renions-nous de manière plus ou moins explicite notre Seigneur ? De combien de « jokers » devrions-nous bénéficier pour avoir encore une chance ? Heureusement – contrairement à Pierre à ce moment-là – nous savons l’infini pardon de notre Dieu.
Par ailleurs, que penser de l’étrange similitude entre le coq et Pierre ? Le coq est souvent présenté comme le symbole de l’animal fier, vantard, toujours à se mettre en avant. Et Pierre est présenté ainsi dans l’Evangile de Marc. Qu’on repense simplement au moment où il dit à Jésus qu’il est prêt à mourir pour lui, s’il le faut, mais que jamais il ne le reniera (Mc 14,31).
De même, relevons que le coq est l’un des instruments de l’annonce du lever du jour. Et Pierre est l’un des instruments de l’annonce du Christ, ce Seigneur dont le lever est certain comme celui du jour, disait le prophète Osée (7).
Le coq des Evangiles serait-il alors plus symbolique que réel ? Dans ce sens, notons que le « chant du coq » était le nom de la troisième des quatre veilles romaines alors en vigueur à Jérusalem (18-21 h. : « veille du soir » ; 21-24 h. : « veille du milieu de la nuit » ; 0-3 h. : « veille du chant du coq » ; 3-6 h. :« veille du petit matin »). Le symbole devient alors criant : c’est entre la sixième et la neuvième heure de la nuit que Pierre renie son maître, et le lendemain c’est entre la sixième et la neuvième heure du jour que les ténèbres se feront. C’est à la neuvième heure de la nuit que le reniement est entièrement consommé. Et c’est à la neuvième heure du jour que le Centurion remettra les pendules à l’heure, en reconnaissant Jésus comme vrai Fils de Dieu.
Symboliques ou non, ces deux chants du coq sont bien là et prennent tout leur sens dans la Bonne Nouvelle racontée par l’interprète de Pierre.
Cher Pierre… comme nous lui ressemblons dans son humanité ! Et comme il est bon d’être les pierres vivantes d’une Eglise bâtie sur un homme passionné mais fragile et faillible ! Ne lui cherchons pas d’excuses, n’enlevons pas ce précieux premier chant du coq de l’heureuse annonce, reconnaissons plutôt qu’il dépeint parfaitement ce que sont nos vies. Ce n’est qu’à ce prix que le pardon offert par Jésus à Pierre, en Jean 21, éclaire tellement mieux chacune de nos existences !
Publié dans « Ecritures », 2011
 NOTES :
1. Expression du père Luc DEVILLERS op, dans son cours d’introduction à l’Evangile de Marc donné le 22 septembre dernier à l’université de Fribourg.
2. Papias, évêque d’Hiérapolis, cité par Clément d’Alexandrie, tous deux repris par Eusèbe de Césarée, fait clairement de Marc l’interprète de l’Apôtre Pierre.
3. Mc 14,30, traduction TOB.
4. Mc 14,66-72, traduction effectuée par mes soins en 2007, pour un travail universitaire.
5. FOCANT, C., L’Evangile selon Marc, Paris, Cerf, 2004
6. J’emprunte ceci à étude déjà ancienne de David DAUBE, Limitations on self-sacrifice in jewish law and tradition, « Theology » n°72 (1969), pp.291-304, Londres, SPCK Publishing.
7. Osée 6,3
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