A qui de jouer ?

Une contribution au dialogue oecuménique

Photo DR : Doyenné Creusot-Montchanin
 

Un de mes frères est surnommé « sablier » en famille, parce qu’il met un temps fou, lors des jeux de sociétés que nous aimons à faire lors de nos retrouvailles, à décider ce qu’il va jouer. Et après une longue attente – un peu crispée – des autres joueurs réunis autour de la table, c’est toujours lui qui pousse le bouchon jusqu’à demander : « C’est à qui de jouer ? »… Ce qui exaspère tout le monde, il faut bien le dire. Mais on rit gentiment. Et on lui pardonne volontiers. C’est notre frère.

Je dois dire que je retrouve passablement l’attitude de mon frère dans celle de l’Eglise Réformée depuis 50 ans. Et que cela commence à m’exaspérer. Mais je souris gentiment. Parce qu’ils sont mes frères.

Je m’explique.

L’Eglise Catholique Romaine, depuis Vatican II (mais déjà auparavant) a fait des pas de géant vers ses Eglises Soeurs du monde de la Réforme.

Je prendrai trois exemples : le baptême, la liberté religieuse et l’Ecriture Sainte.

L’Ecriture Sainte

L’Ecriture Sainte, tout d’abord. Déjà dans l’encyclique Divino Afflante Spiritu du 30 septembre 1943, Pie XII reconnaissait la valeur des études bibliques, la possibilité, aussi, de les aborder avec les outils de notre temps (notamment la méthode historico-critique). Ce texte a ouvert la brèche dans laquelle se sont engouffrés les exégètes catholiques qui avaient déjà fondé l’école biblique de Jérusalem autour du Père Lagrange en 1890. Ils n’attendaient que cela pour promouvoir l’étude de la Bible et sa réception non comme un texte inspiré et réputé intouchable, mais bien comme une Ecriture avec tout ce que cela comporte de vivant.

Puis est venu le Concile Vatican II, révolutionnant notamment la liturgie, rendant la Parole de Dieu accessible à tous, et encourageant son étude et son enseignement. Ce que l’on sait moins, c’est que le même Concile a réformé la célébration des sept sacrements romains de telle manière qu’aucun d’eux ne peut plus être célébré, désormais, sans qu’y soit lu (et expliqué) au moins un passage de la Bible. Le Concile faisait droit, pour la première fois, à l’axiome réformé « sola scriptura ».

Dans les textes du Concile, par ailleurs, les références bibliques sont innombrables et les appels à repartir de la Bible pour fonder tout acte ecclésial ne le sont pas moins.

Calvin et Luther ont dû sourire, de là-haut…

La liberté religieuse

Vatican II s’est aussi attelé à promouvoir la liberté religieuse et l’œcuménisme. Des décrets comme Ad Gentes et Unitatis Redintegratio ainsi que la constitution dogmatique Lumen Gentium sont évidemment des textes à avoir lus lorsqu’on prétend avoir une parole dans le débat œcuménique. La reconnaissance de la Foi dans ses multiples expressions et confessions, et surtout l’affirmation que Dieu donne la Foi à qui il veut sont des moments-phares du Concile, faisant droit à l’axiome réformé « sola fide ».

On pense trop souvent que le schisme des Lefebvristes est venu de la réforme de la messe, dite non plus en latin mais en langues vernaculaires. Rien n’est plus erroné. Mgr Marcel Lefebvre s’est beaucoup plus violemment opposé aux textes qui affirmaient la liberté religieuse, l’universalité du salut et l’impérieuse nécessité de parvenir à l’unité des Chrétiens.

L’impasse dans laquelle se trouve le dialogue entre Benoît XVI et la Fraternité St Pie X illustre cela : alors que le Saint Père a levé les excommunications frappant les évêques lefebvristes et permis la célébration de la messe en latin, les fondamentalistes refusent toujours d’accepter les textes du Concile. CQFD : ce qui leur posait problème est ailleurs. En l’occurrence, dans la liberté religieuse et dans la formidable avancée faite en direction des autres Chrétiens.

Le Baptême

Venons-en à présent au sacrement du baptême. Grâce au décret sur la reconnaissance mutuelle du baptême du 5 juillet 1973 (en Suisse à Sankt Niklaus), tout baptême célébré avec de l’eau et « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » est reconnu par l’Eglise Catholique Romaine. Et ce, que le ministre soit un pasteur réformé, évangélique, un pope orthodoxe, un prêtre anglican, catholique romain ou catholique chrétien. On ne le sait que trop peu.

Ce faisant, l’Eglise Catholique Romaine a accepté d’abaisser ses exigences sacramentelles et liturgiques pour reconnaître la validité de ce que les autres célèbrent, eux aussi. Nous avons ici un PPCD comme on dit en mathématique, un Plus Petit Commun Dénominateur. Cet effort est à remarquer, car il est rare que l’Eglise de Rome décide de reconnaître les actes liturgiques qui vont moins loin que son propre rituel. La grâce du baptême est ici ce dénominateur commun, faisant droit à l’axiome réformé « sola gratia ».

Et le Christ ?

Sola scriptura… Sola fide… Sola gratia. Voici acceptées les trois premières convictions de Luther.

On ne peut pas vraiment dire que l’Eglise Catholique Romaine n’ait pas fait de gestes envers les Réformés. En matière de « pas », elle a même chaussé des bottes de sept lieues !

Reste la 4e affirmation luthérienne : solus Christus.

Après trois pas, trois mains tendues par Rome, ne pourrait-on pas demander qu’un pas soit fait du côté protestant ? Ne serait-ce pas, ici, à nos frères et soeurs réformés de jouer ? Ne nous faudrait-il pas trouver, après ces plus petits communs dénominateurs, un PGCM, c’est-à-dire un Plus Grand Commun Multiple ? Et quel plus grand commun que le Christ, à nous qui nous nommons Chrétiens ?

La présence du Christ dans l’Eucharistie est à la fois une réalité de grâce, de foi et fondée dans l’Ecriture. Le Christ n’a jamais dit, d’après Paul et les Evangélistes, « Ceci est comme mon corps » ou « Ceci est un symbole de mon sang. », n’en déplaise à Calvin et surtout à Zwingli.

Il me semble que l’avancée réformée devrait être de reconnaître – au moins comme le faisait Luther – la consubstantiation (le pain et le vin consacrés sont AUSSI corps et sang du Christ), sinon la transsubstantiation (le pain et le vin, une fois consacrés, SONT corps et sang du Christ, ce qui correspond exactement à l’affirmation biblique).

Il est d’ailleurs assez saugrenu qu’une confession – qui nous rappelle à juste titre que les bases à ne jamais perdre de vue sont le texte biblique et le Christ – choisisse, quand ça l’arrange, de ne tenir compte ni de la Bible ni des paroles du Christ. « Ceci est mon Corps » est une parole qui ne souffre aucune ambiguïté, me semble-t-il.

Une avancée vers ce plus grand commun multiple qu’est l’Eucharistie nous permettrait de trouver un terrain d’entente au sujet de la communion. Les Romains qui prétendent, à juste titre, ne pas pouvoir communier pleinement avec des personnes qui ne reconnaissent pas la présence du Christ dans le pain et le vin consacré seraient alors comblés. Et la table de nos temples et de nos églises deviendrait une table de communion, et non plus une pomme de discorde.

Alors, comme à mon frère lorsqu’il demande « C’est à qui de jouer ? » après plusieurs minutes de réflexion, je dis à mes frères et soeurs réformés, après 50 ans de réformes catholiques, « C’est à vous ! »

Abbé Vincent Lafargue

Lens / VS, novembre 2012.