Étonnants Juges (1/3)

Classé dans : Articles Bibliques, Bible | 0
Imprimer
Image DR : www.templebuilderfitness.com

L’inattendu comme un programme (1)

Les chiffres placés entre parenthèses renvoient aux notes en fin de texte.
 

Le Livre des Juges relate, dans nos Bibles, la période de l’installation en Terre Promise. Encadré par les livres contenant les récits du premier d’entre eux – Josué – et de celui qui peut être qualifié de dernier Juge – Samuel – ce livre souvent négligé n’a pas fini de nous surprendre et de nous questionner.

D’abord par son titre : les « Juges » qui sont présentés dans ce livre éponyme ne… jugent rien, ils passent leur temps à sauver. Aussi certains commentateurs, s’appuyant sur les verbes employés dans ces pages, parlent de plus en plus volontiers de « Juges-Sauveurs » (2).

Bien des personnages bibliques seront des sauveurs inattendus ou étonnants dans leur manière de sauver, ou correspondent à plusieurs des caractéristiques que nous allons dégager ici. Les premiers livres suivant les Juges le disent déjà (Saül, David, Samuel, Jonathan, Absalom peuvent être rapprochés des Juges) (3), mais que dire ensuite des Psaumes dont le salut attendu vient rarement de la façon espérée, ou de l’entier de l’histoire de Job ?

Que dire des Prophètes, qui non seulement refusent la plupart du temps leur vocation, dans un premier temps, qui doutent, mais qui sont aussi bien loin du type de sauveur aux gros bras qu’Israël semble attendre ?

Le roi Nabuchodonosor est bien surpris, en Dn 3, de la résistance inattendue des trois jeunes gens dans la fournaise. Et cela juste avant de rêver à un grand arbre (Dn 4), sorte de protecteur-sauveur bien loin de la figure de roi dans laquelle il se complaît, mais rappelant le conte des arbres de notre livre des Juges (Jg 9,7-15).

Pensons aussi, et c’est probablement l’exemple vétéro-testamentaire le plus frappant, au serviteur souffrant dont les quatre « chants » en Is 42,1-7 ; 49,1-9 ; 50,4-9 et surtout 52,13-53,12 ne cessent de montrer que le sauveur n’est pas l’homme vainqueur que l’on attend.

Regardons plus précisément en quoi les Juges du livre éponyme sont des personnages aux actes inattendus :

Ehoud (Jg 3,12-30) est un Juge inattendu : il est fils de la droite (c’est l’étymologie de « Benjaminite ») mais il est… gaucher. Il apporte au gros roi Eglôn une « parole secrète de Dieu », qui s’avère être un glaive par lequel l’obèse va, au propre comme au figuré, se dégonfler. Ajoutons à cela des idoles de pierre qui bougent, une issue secrète, un seul cor qui rameute une armée entière, 10’000 hommes massacrés en un jour sans représailles, autant d’autres points inattendus de cette histoire.

Shamgar (Jg 3,31) est, lui aussi, un Juge inattendu : en un seul verset on voit cet homme mystérieux en abattre 600 autres, seul, avec un aiguillon à bœuf…

Débora (Jg 4-5) est une Juge inattendue : c’est une femme prophétesse, pour commencer. La première de la Bible, et la seule dont on dise qu’elle est aussi Juge. Elle a un nom qui dit à la fois son côté travailleur (Debora signifie « abeille ») tout en la mettant en lien avec la terre promise (où coule le miel) et dont l’étymologie peut aussi signifier parole. Or Debora est l’auteur d’un cantique (Jg 5), parole rappelant étrangement le cantique d’une autre femme, des siècles plus tard, une certaine Marie…

Débora s’adjoindra deux personnes, Baraq et Yaël. Or Yaël est un personnage pour le moins inattendu : c’est une femme courageuse qui semble pleine d’égards pour son visiteur et qui, soudain, lui enfonce un pieu dans la tempe pendant son sommeil ! (Jg 4,17-22)

Gédéon (Jg 6,1 – 8,35) est peut-être l’un des Juges les plus inattendus : voilà un brave agriculteur qui bat du blé dans un pressoir (mélangeant donc le pain et le vin, de qui devrait vaguement nous rappeler quelqu’un…). Gédéon est appelé par Dieu, mais il met en doute, à plusieurs reprises, l’être ou les signes divins qui sont devant lui. La suite de son histoire est un véritable dessin animé : son armée prête à combattre 135’000 hommes se voit réduite à 300 lors d’une sélection par lapement d’eau. Ces 300, répartis en trois bandes de 100, encerclent les 135’000 adversaires et les vainquent avec pour seules armes des vases et des torches ! Ajoutons que Gédéon, qui refuse d’être roi, va nommer son fils Abimélek, c’est-à-dire « Mon père est roi »….

Yotam (Jg 9,7-15) est un prophète inattendu, au beau milieu des Juges. Il raconte une fable dans laquelle un buisson d’épines devient le roi des arbres parce que le cèdre, le figuier et l’olivier ont refusé cet honneur. L’inattendu, pour le lecteur, est aussi de découvrir que ce texte de la Bible se retrouve mot pour mot dans la fable 252 d’Esope…

Abimélek (Jg 9) est déjà inattendu quant à son nom qui signifie « Mon père est roi » : son père, qui n’est autre que Gédéon, a en effet refusé de gouverner et indiqué que son fils ne le ferait pas non plus (Jg 8,22-23). Par ailleurs, Dieu qui envoie un esprit mauvais, c’est inattendu. Un homme qui, le crâne fracassé par une meule, se relève et demande à son serviteur de l’achever d’un coup d’épée, c’est inattendu. Un fils qui survit au milieu de tous ses frères massacrés, c’est inattendu aussi.

Tola et Yaïr (Jg 10,1-5) sont des Juges, eux aussi. Pourtant, et c’est cela l’inattendu ici, l’histoire du premier ne détaille que l’emplacement de sa tombe, par ailleurs loin de son pays. Concernant le second, on ne mentionne que ses possessions immobilières, ses fils et leurs montures !

Jephté (Jg 10,6 – 12,7), de son côté, est également un Juge inattendu : voilà un homme qui sélectionne ceux qu’il va occire en leur faisant prononcer Shibboleth (littéralement « épi ») ! De plus, Jephté est un héros qui, contre toute attente, va tenter un vœu déraisonné en prenant le risque de devoir sacrifier son unique enfant. Le récit de la mort de la fille de Jephté est lui aussi un festival d’inattendu ! (Jg 11,34-40)

Ibçan et son histoire (Jg 12,8-10) contiennent, eux aussi, des éléments parfaitement inattendus en seulement trois versets : la ville d’origine d’Ibçan se dédouble au point qu’on ne peut savoir d’où vient réellement le Juge, alors que son nom évoque la stabilité. Par ailleurs, Ibçan marie systématiquement tous ses enfants à des étrangers, ce qui est relativement surprenant quand on sait les lois de l’époque !

Elôn (Jg 12,11-12) est un Juge inattendu en ce que son nom sera donné au lieu-même de sa tombe et qu’on ne dit rien de sa vie sinon qu’il sauva Israël… ce qui mériterait un peu plus que deux versets !

Avdôn (Jg 12,13-15) est un Juge qui semble important puisqu’on dit de lui que sa descendance égale les années de règne de ses prédécesseurs. Pourtant, il totalise trois versets seulement, et on ne sait rien de plus à son sujet sinon que sa tombe porte un nom étranger ! Inattendu, là encore !

Last but not least, Samson (Jg 13,25-16,31) : un nazîr (homme consacré à Dieu) qui passe son temps dans les vignes et auprès des cadavres, puis qui prend femme par deux fois à l’étranger chez son pire ennemi, c’est inattendu puisque la loi du Lévitique interdit précisément cela aux nazîrs ! Par ailleurs, voilà un homme qui, pour enflammer un champ, parvient à réunir 300 renards queue à queue et à les transformer en torches vivantes ! Ajoutons qu’un homme, même fort, qui frappe mille autres hommes à l’aide d’une mâchoire d’âne, c’est tout de même inattendu aussi ! Que cet homme fort et rusé trahisse naïvement son point faible sur l’oreiller, c’est hélas fréquent dans l’histoire de l’humanité, mais inattendu ici… Enfin, un héros qui se suicide pour se libérer, c’est vraiment inattendu.

Je crois que cette lecture, cette théologie de l’inattendu, est fondamentale pour comprendre les Juges. La tentation est grande de s’arrêter au premier degré de lecture et de ne voir, dans ces 406 versets, que la violence qui affleure, que l’hémoglobine qui en suinte, que l’incompréhension, enfin, qui s’en dégage. Beaucoup de gens lisent ainsi le livre des Juges et le repoussent, soit dédaigneusement, soit avec autant de violence que celle qu’ils dénoncent dans ces pages.

Pourtant, qu’un livre des Sauveurs prenne un tel soin systématique à nous montrer de l’inattendu dans le salut me semble vouloir affirmer que la figure du Sauveur est elle-même, probablement, inattendue.

C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de ce parcours au travers du livre des Juges.

Vincent Lafargue

Publié dans Ecritures 3/2012, ABC éd., pp.7-11

_____________________________________

1) Ce premier article inaugure une série de trois textes en écho au Mémoire de Master que l’auteur a consacré au Livre des Juges à la Faculté de Théologie de Fribourg.

2) C’est notamment le cas de l’introduction au livre des Juges dans la TOB, édition 2010.

3) La liste des Braves de David en 2S 23,8-39 présente trente-sept exemples dont la plupart reprennent l’une ou l’autre des caractéristiques de nos Juges.

Imprimer

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.