La figure du Sauveur (2)
Le Livre des Juges relate, dans nos Bibles, la période de l’installation en Terre Promise. Encadré par les récits du premier d’entre eux – Josué – et de celui qui peut être qualifié de dernier Juge – Samuel – ce livre souvent négligé n’a pas fini de nous surprendre et de nous questionner.
Dans un premier volet de cette étude, nous avons découvert l’aspect véritablement inattendu de la vie de chacun des Juges-Sauveurs.
Or, en terme de salut, nous attendons souvent un fier-à-bras, un grand musclé armé jusqu’aux dents… mais c’est un enfant dans une crèche qui nous a été donné. Nous attendons un chef glorieux, et Dieu s’incarne en un simple charpentier qui va mourir comme un esclave, sur une croix. Il y a donc aussi de l’inattendu dans la figure du Sauveur par excellence qu’est le Christ.
Intéressons-nous donc de plus près à la figure du Sauveur que les Juges mettent en évidence, et voyons si, par hasard, Jésus ne correspondrait pas à certains des points que nous découvrirons.
En lisant les chapitres 1 à 16 du livre des Juges, et en parcourant les vies de la douzaine de Juges-Sauveurs qui y sont présentés, on peut dégager quelques éléments significatifs pour esquisser la figure du Sauveur.
Ainsi pouvons-nous avancer que le Sauveur… :
• …est un humain, bien incarné, enraciné dans un peuple, une tribu, une famille (Otniel, en Jg 3,9 ; Ehoud en Jg 3,15 ; Shamgar en 3,31 ;Débora en Jg 4,4-5 ; Baraq en Jg 4,6 ; Yaël en Jg 4,17 ; Gédéon en Jg 6,11 ; Tola en Jg 10,1 ; Yaïr en Jg 10,3-4 ; Jephté en Jg 11,1-2 ; Ibçan en Jg 12,8 ; Elôn en Jg 12,11 ; Avdôn en Jg 12,13 et enfin Samson en Jg 13,2.24.25) ;
• …commence par avoir une vie tout à fait ordinaire, un métier du terroir (aucun Juge ne fait un exploit dès sa naissance et le peu que l’on relate de leur vie jusqu’à leur élection est bien commun, par exemple Gédéon en Jg 6,11 est cultivateur) ;
• …est un jour suscité par Dieu au rôle de sauveur (explicitement Otniel en Jg 3,9 ; Ehoud en Jg 3,15 ; Gédéon en 6,12ss et Samson en Jg 13,3ss) ;
• …peut même recevoir l’Esprit de Dieu (quatre Juges le reçoivent : Otniel en Jg 3,10 ; Gédéon en Jg 6,34 ; Jephté en Jg 11,29 et Samson, quatre fois, en Jg 13,25 ; 14,6 ; 14,19 et 15,14) (voir note 1, en fin d’article);
• …est rusé, et Dieu peut vouloir qu’il le soit (pensons à l’étonnante Yaël en Jg 4,17ss dont on précise qu’elle fut l’instrument de Dieu en Jg 4,23, mais pensons aussi à Ehoud en Jg 3,16 et 20-21, par exemple). Tous deux utilisent leur ruse pour tuer un puissant, avec une violence non feinte ;
• …peut cacher la parole de Dieu qu’il porte (Ehoud le fait en Jg 3,16, précisant qu’il a une parole secrète de Dieu en Jg 3,20) ;
• ...n’hésite pas à être violent ou choquant (parmi les meilleurs exemples citons Ehoud en Jg 3,21 ; Yaël en Jg 4,21 ; Gédéon en Jg 8,13-21 ; Jephté en Jg 12,4-6 ; Samson en Jg 15,4-5 ; 15,15 et 16,29-31) ;
• …peut agir en territoire ennemi (notamment Otniel en Jg 3,10 ; Jephté en Jg 11,32ss, et bien sûr Samson, contre son état de nazîr (note 2 ci-dessous), par exemple en Jg 14,1ss ; 15,4-5 ; 16,3…) ;
• …a une arme pour nous sauver qui peut sembler, à nos yeux, insensée, folle (l’aiguillon de Shamgar contre 600 philistins en Jg 3,31 ; les cruches vides de Gédéon contre 135’000 madiânites en Jg 7,16ss, la mâchoire d’âne de Samson en Jg 15,15…) ;
• …est parfois un être double, ou à double nature, ou peut devoir s’allier à une femme et à Dieu pour sauver (pensons à Samson qui possède un double presque parfait en Sédécias, dans le second livre des Rois, ou à Gédéon rebaptisé Yéroubaal en Jg 6,32 ; pensons aussi à Débora qui s’allie à un homme, Baraq, en Jg 4,6… Baraq qui lui-même devra sa victoire à une femme, Yaël en Jg 4,17-23) ;
• …peut, mais pas nécessairement, être Sauveur en son pays (Ehoud semble agir chez lui contre l’occupant en Jg 3,16ss ; Yaël agit dans sa propre tente en Jg 4,17-22) ;
• …peut en venir à douter de Dieu (Gédéon en Jg 6,13-21) ;
• …a beau être investi de force divine, il lui sera demandé d’aller au combat avec sa propre force (Gédéon toujours en Jg 6,14) ;
• est parfois énigmatique et parle lui-même en énigmes (pensons notamment à Samson en Jg 14,14) ;
• …possède parfois un tombeau qui pose manifestement problème (c’est le cas de celui de Jephté, par exemple, en Jg 12,7, ou de celui d’Ibçan en Jg 12,10) ;
• …peut devoir agir loin de sa famille ou de son origine (c’est évidemment le cas de Jephté, par exemple, dont le malheur sera justement de revenir chez lui en Jg 11,34) ;
• …peut descendre, de manière plus ou moins lointaine, d’une prostituée (c’est à nouveau le cas de Jephté en Jg 11,1) ;
• …peut venir de Bethléem (Ibçan est dit en être originaire en Jg 12,8) ;
• …peut être un homme d’alliances avec l’étranger (Ibçan toujours, qui marie ses filles à l’étranger et prend des étrangères pour ses fils, en Jg 12,9) ;
• …possède un nom signifiant sa mission (relevons particulièrement Otniel [force de Dieu, Jg 3,9], Yaël (Jg 4,17ss) dont le nom pourrait bien être un abrégé de Dieu sauve, Gédéon [vaillant guerrier, Jg 6,11] ;
• …peut naître d’une femme qui ne pouvait avoir d’enfant (Samson est fils d’une femme dite stérile en Jg 13,2) ;
• …peut être annoncé par l’Ange du Seigneur (Gédéon en Jg 6,11ss ainsi que Samson en Jg 13,3ss) ;
• …peut être consacré au Seigneur tout en semblant ne pas respecter les lois du Lévitique (c’est le cas du nazîr désobéissant qu’est Samson) ;
• …est manifestement en conflit vis-à-vis de l’occupant de sa terre (presque tous les Juges sont dans ce cas) ;
Est-il maintenant besoin de préciser que Jésus répondra scrupuleusement à toutes les caractéristiques du Sauveur que nous venons de mettre en lumière dans un livre qui semble le précéder d’une bonne dizaine de siècles ? Jésus, dont la royauté sera manifestée par… une couronne d’épines, ultime clin d’œil au livre des Juges (l’arbre qui sauve, dans la fable de Yotam en Jg 9,7-20, est justement le plus inattendu, l’épineux). Certes, Jésus est précédé, annoncé, par de nombreux personnages bibliques qui rassemblent quelques-unes de ces caractéristiques. Mais il semble bien être le seul à les posséder toutes.
Le fait de tirer ces conclusions ne sollicite pas le texte autrement qu’en faisant appel à ce qu’il dit effectivement. Et il est aujourd’hui communément admis de voir le Nouveau Testament comme caché dans l’Ancien (Jn 5,47 dit explicitement ce rapprochement, Lc 24,25-27 le fait même dire à Jésus lui-même, sur le chemin d’Emmaüs, sans parler de la prédication de Jésus au Temple, sur Isaïe 61, en Lc 4,16, ou simplement de Vatican II qui le dit aussi dans Dei Verbum).
Quoi qu’il en soit nous pouvons, à tout le moins, remarquer que les Juges sont comme une douzaine de pièces bien différentes d’un puzzle qui, une fois assemblé, dessine la figure possible du Sauveur, du Messie au sens hébreu du terme.
Un Messie qui s’entourera de douze Apôtres… dont les ressemblances avec nos douze Juges sont étonnantes. C’est ce que le troisième et dernier volet de cette étude se proposera d’explorer.
Vincent Lafargue
Publié dans Ecritures 1/2013, ABC éd., pp.23-26
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1) Philippe ABADIE propose une intéressante réflexion sur l’Esprit du Seigneur et les Juges dans le Cahier Evangile 125 (Paris, Cerf, 2003, p.24).
2) Nazîr, c’est-à-dire consacré à Dieu. Des règles très strictes s’appliquent au naziréat, règles que Samson semble enfreindre à plaisir : ne pas se couper les cheveux, ne pas avoir de contact avec la vigne, le raisin, un cadavre. Ne pas non plus entretenir de contacts avec les étrangers, ou entrer dans leurs maisons. Des éléments que les Pharisiens reprochent souvent à un certain Jésus de… Nazareth.
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